ou les tribulations d’un étudiant français dans la Chine de Xi
Par François Vatin
J’ai bien reçu des lettres de Chine d’Edel Secondat, ou plutôt de celui que nous nommerons ainsi. Il était mon étudiant en master de sociologie. Un étudiant d’un genre particulier, comme je n’en avais jamais rencontré. Il voulait travailler sur la construction collective du son dans un orchestre classique. Ce qu’il m’en disait était souvent étrange, parfois passionnant. Il me semblait faire partie d’un autre monde. Peut-être était-il déjà mentalement en Chine ? Son écriture était alambiquée et, pour être sincère, je ne comprenais souvent pas sa prose, incapable que j’étais de savoir si c’était suprêmement fin ou totalement loufoque. C’était probablement les deux à la fois.
Quand il est entré en seconde année de master, il m’a annoncé qu’il partait en Chine. J’étais inquiet et admiratif. Je doutais un peu qu’il ait les pieds sur terre et me demandais comment il pourrait résister à une telle transplantation. Pour le pousser au concret, qui ne semblait pas son domaine de prédilection, je lui ai demandé de m’écrire des lettres de Chine, de me raconter au quotidien ce qu’il voyait, ce qu’il vivait, ce qu’il percevait du pays. Il accepta volontiers ce jeu et m’adressa des courriers que je lisais avec un grand plaisir. Peut-être, un jour, ressortira-t-il ces vraies lettres de Chine, qui annonçaient celles ici publiées.
À son retour, il me demanda de le prendre sous ma direction en thèse, ce que je refusai, considérant qu’il n’était pas fait pour un tel exercice. Ai-je eu tort ? Je ne le pense pas. J’ai beau être un directeur de thèse libéral, sensible aux personnalités qui ne sont pas « dans les clous », j’aurais dû le contraindre, pour le pousser à se conformer à des normes académiques que je considère moi-même avec la plus grande réserve. Aurions-nous eu ces lettres de Chine si Edel Secondat avait fait une thèse, soutenue sous son nom d’état civil ?
Je n’ai eu longtemps plus de nouvelles de lui, jusqu’à ce qu’il m’envoie un texte sur le marché scolaire chinois, qui figure ici comme la quatrième lettre. J’ai ainsi appris qu’il était retourné en Chine, qu’il y avait longuement vécu, qu’il maîtrisait la langue chinoise et avait acquis une connaissance approfondie de cette société. J’étais content qu’il ne m’en veuille pas de ma rebuffade et qu’il me réserve la primeur de ses nouvelles élucubrations. J’ai découvert avec bonheur un texte acide, politiquement très incorrect, qui levait avec finesse et jubilation un coin du voile sur la Chine contemporaine, si lointaine dans notre imaginaire, mais devenue brutalement si proche par la mondialisation des échanges, économiques, financiers, éducatifs, culturels… J’étais frappé de découvrir dans son récit le miroir déformant de notre propre société. J’ai travaillé avec lui sur ce texte, y ai ajouté des notes de ma composition comparant le système scolaire chinois et le notre et l’ai fait publier grâce au soutien de mon ami Alain Caillé dans la Revue du Mauss .
Ce texte n’était que la partie émergée d’un plus vaste travail d’écriture dans lequel Edel Secondat s’était engagé. Il s’en est suivi une nouvelle correspondance entre nous, quand je commentais, au fur et à mesure de leur écriture, les textes que l’on trouvera réunis ici. Ce sont donc, par-delà la supercherie littéraire, d’authentiques lettres à son ancien professeur, envoyées de Chine avec un léger différé, comme on dit dans les médias audiovisuels.
Edel Secondat affirme qu’il n’est ni sinophile, ni sinophobe, ni surtout sinologue. Son texte vise à répondre aux sinophiles, aux sinophobes et aux sinologues, c’est-à-dire, peu ou prou, à tout ce qui s’écrit sur la Chine. Qu’il ne soit pas sinophile, on s’en apercevra vite, tant son texte est cruel, y compris à propos des plus apparents succès de la Chine. Pour tout dire, il ne nous donne guère envie d’y vivre. Mais s’il n’est pas sinophobe, c’est que ce qu’il décrit ressemble à notre propre société. L’inventaire des différences se mue en jeu de reflets. Nous sommes sinisés, parce que les Chinois sont occidentalisés. C’est bien pour cela qu’Edel Secondat se refuse à la sinologie, c’est-à-dire à considérer la Chine et les Chinois comme une essence particulière, éternelle et imperturbable.
En somme, osons la formule, Edel Secondat fait de la sociologie ; et c’est ce qui lui vaut le pseudonyme que je lui ai conseillé, emprunté à Charles-Louis de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu. Certes, notre auteur ne s’habille pas en Chinois comme Montesquieu en Persan, mais il accomplit à sa suite, ce que Roger Caillois, dans sa préface aux Œuvres complètes de cet auteur, appelait la « révolution sociologique » opérée dans Les Lettres Persanes, soit « la démarche de l’esprit qui consiste à se feindre étranger à la société où l’on vit, à la regarder du dehors et comme si on la voyait pour la première fois » . Montesquieu a pu accomplir ce prodige en restant en France; son disciple a dû passer par la Chine pour ouvrir les yeux sur la société qui vient.
Edel Secondat est sans doute plus sinologue qu’il ne le prétend. Il a beaucoup lu, même s’il cite peu, pour ne pas nous ennuyer. Il « témoigne » de ce qu’il a «vu» en Chine, mais il est trop informé pour ne pas savoir ce que vaut un témoignage. Et comme, à l’instar de son illustre prédécesseur, il veut aussi nous divertir, il n’hésite pas à forcer le trait. Le lecteur qui ignore tout de la Chine découvrira avec fascination bien des petits détails de ce monde, si loin et si proche. Mais l’essentiel de l’ouvrage ne réside pas dans l’accumulation des anecdotes, que les sinologues avertis, dont je ne suis pas, ne manqueront pas de discuter. Si la lecture de ce petit livre fascine, s’il donne tant à réfléchir, c’est qu’il fait système. Edel Secondat ne fait pas un inventaire des particularismes chinois, il tente de montrer comment fonctionne ce pays, dans sa cohérence, et c’est bien sous ce registre que la Chine nous renvoie notre propre reflet, si peu déformé.
Peu importe donc si tout ce qu’il avance est vrai, vérifiable, représentatif, général. Edel Secondat nous fait penser, ce qui est rare. S’il a repris à Montesquieu la forme littéraire de la correspondance, c’est plus souvent à un contemporain irlandais de celui-ci, Jonathan Swift, qu’il fait penser par son ironie cruelle. Je lui ai suggéré son patronyme d’emprunt ; il a choisi son prénom Edel, qui vient de l’univers Pokemon et dont j’apprends qu’il serait dérivé d’edelweiss, cette jolie fleur des montagnes. J’avoue ne rien connaître, ni ne rien comprendre à cet univers, affaire de génération. Mais j’imagine que derrière Edel se cache Lemuel, qui est le prénom du chirurgien de marine dont on ne se souvient que du nom de Gulliver. Edel-Lemuel Secondat a parcouru la Chine, tel King-Fo, le héros du roman de Jules Verne, soumis aux tribulations de sa quête philosophique : la recherche de ce qui fait le bonheur et le malheur des peuples. Mais ses haltes, de ville en ville, sont comme les îles de Gulliver, les lieux de petites fables qui nous font espérer ou désespérer du monde.
La question tragique posée au professeur à qui sont adressées ces lettres est de savoir pourquoi, trois siècles après la publication des Lettres Persanes (1721) et des Voyages de Gulliver (1727), il est encore nécessaire de recourir aux registres épistolaire et satirique et à opter pour l’anonymat pour traiter avec une réelle pertinence du social. C’est là un signe que la sociologie n’est pas encore pleinement advenue, si tant est qu’elle puisse advenir un jour.
Arles, le 27 avril 2021